L’inspiration et la muse

« L’inspiration devrait s’appeler l’expiration, c’est quelque chose qui sort de nos profondeurs, de notre nuit » Jean Cocteau Interview INA.fr

“Ce qu’on dit d’un malheur, qu’il n’arrive jamais seul, on le peut dire des passions : elles viennent ensemble, comme les Muses ou comme les Furies.” Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe

La muse et ses furies. En ronde bosse, l’angoisse de la feuille blanche est un fantôme qui n’a pas de poids. Pour ma part c’est souvent dans le travail que nait l’inspiration, et cela même quand je travaille à ne rien faire. Les idées m’assaillent et je perds souvent plus de temps à les trier qu’à les attendre. Je voudrais dédier un peu de temps à l’analyse des différents schémas de la pensée créative, la mienne à défaut de pouvoir interviewer quelqu’un d’autre. Il me semble que plus je travaille, plus le mécanisme est rôdé, plus la muse se manifeste sous des formes variées. Parfois attelée à un ouvrage, les connections se font avec d’autres en devenir, et je dois les réfréner pour rester concentrée et continuer de nourrir ce que je suis en train de faire. Le travail est un parcours, une action en constante évolution, car rien ne me semble jamais arrêté tant que la terre est meuble. Les premiers portraits que j’ai réalisés en classe sont de simples études, en quelque sorte une mise en forme de l’investigation que l’on fait du réel et un long travail d’observation de la complexité et la variété des plans et des reliefs de l’être humain dans sa dimension naturelle. Il faut penser à la structure nécessaire pour la forme en devenir, par conséquent avoir un dessin mental tridimensionnel précis de ce qu’on cherche peut se révéler utile. Heureusement, les structures peuvent aussi se moduler dans une certaine mesure, car la pensée n’est jamais complètement figée sur une forme définie. Le modèle humain qui offre à nos yeux sa réalité est vivant, j’aimerais pouvoir en dire autant de la structure. Ces premiers portraits d’étude ne sont pas destinés à exprimer quoi que ce soit de particulier à part si par le plus grand des hasards un concept s’y glisse, ils incarnent l’apprentissage de l’observation du monde contenu dans un visage, dans un regard. Il y a la connaissance technique d’un côté qui permet de faire tenir debout la sculpture qui en résulte, et d’autre part la connaissance du réel qui ne s’obtient que par son étude attentive. C’est en ronde bosse que le volume se restitue et se perçoit, c’est Al Vero que la vie fait de même, et c’est en prenant de la distance que l’auteur permet à son fort intérieur d’exprimer quelque chose d’autre à transcrire. J’ai compris après mes premiers portraits que j’avais besoin de prendre du recul vis à vis de la réalité du modèle et de ses éléments descriptifs pour en percevoir quelque chose qui va au delà de la perception directe et qui se trouve nulle part ailleurs qu’au plus profond de moi. Dans cet espace intérieur et distant du réel se situe la condition favorable à l’expression de la muse. Elle intervient pour susurrer à mon âme quelque chose, probablement qui était dans un tiroir lointain de mon cerveau à dormir, elle me dit que là se trouve l’idée qui met en relation l’ensemble des informations envoyées par mes sens y compris le sixième et un autre que je ne connais pas, ce qui confère une sorte de perception tangible à un lien qui la relie avec le modèle. Ce moment de grâce, quand la terre commence à me répondre, c’est quand les mesures sont celles de la vérité, car c’est quand je commence à croire ce que je vois que le dialogue s’installe. Dialogue entre l’oeuvre en devenir, moi, et la muse. Cette dernière sait aller chercher au plus profond de moi le concept à exprimer parce qu’il y était latent, que je le nie, que je refuse de l’admettre, que le sujet soit pénible, il est en moi et attend l’élément déclencheur. Pareillement pour les concepts positifs, si on les reconnait dans le modèle c’est qu’ils sont un reflet de déjà vu. La muse, me connait mieux que moi même, elle est l’instrument de mon inconscient qui attend que je le sollicite. Je suppose qu’elle est capricieuse aussi, ce pourquoi elle refuse de se manifester quand je ne suis pas disposée à l’accueillir. Avec cette démonstration il devient peut être plus accessible de comprendre le mécanisme de perception de l’Incarnato et de se demander la provenance de la vie contenue dans une sculpture, si elle y est mise par un art très technique, par le titre ou le baptême, la symbolique contenue, par le coeur à l’ouvrage du sculpteur, ou par cette muse qui unit tout depuis le plus profond de l’âme de l’auteur jusqu’à la poussière d’étoile qui en devient le contenant et dont elle s’échappe pour ressurgir dans l’âme de lui qui regarde des siècles plus tard. La muse en cela prend une dimension transversale, ne respectant nul confins matériel ni temporel, elle est le langage qui porte l’information d’un être à un autre. Cocteau, dans son testament filmé nous explique que l’inspiration devrait être appelée expiration puisque c’est quelque chose qu’il décrit sortir de notre nuit. Selon lui le lieu où demeure l’inspiration est une obscurité dont elle sort vers la lumière du jour. Cette image très poétique qui lui correspond de tempérament, décrit cet espace où vit la muse. La nuit de Cocteau n’a rien de l’effrayante obscurité de la tyrannie ou de la censure, mais a tout de la tranquille fluidité du ventre de la mère, sa nuit est le cosmos à l’origine du monde. Cette dimension poétique ne peut se percevoir que si l’on accorde de la valeur au mystère. La nuit, c’est le moi que je ne dévoile pas sans risque. La nuit du poète, une fois rendue tangible, est à la merci des monstres de la nuit véritable, tout comme l’est celle du sculpteur contenue dans son oeuvre. Tout comme on ne devient pas poète sans avoir jamais aimé, écrivain sans avoir rien lu, on ne devient pas sculpteur sans avoir jamais rien vu ni touché, à moins d’avoir été le premier. La connaissance des oeuvres, de leur histoire, de l’histoire de ce qui rend tout possible, sont autant de données indispensables à engranger dans notre mémoire. Pour ma part, ma mémoire fait ce qu’elle veut, à moins que ma muse interne ne soit qu’une piètre ménagère. Pourtant je lui donne de quoi occuper l’espace de stockage, du beau ou pas. Parce que certaines oeuvres occupent l’espace tangible, d’autre l’espace de mémoire, rares sont celles qui deviennent substance de vie dans le cosmos qu’est la culture. La curiosité tout comme la mémoire sont des outils à user et entretenir, et de ce que l’on stocke résulte la richesse et variété qui auront une influence sur notre goût et sur notre désir de production. L’éducation au beau ou l’éducation à son absence ont un impact fondamental sur l’activité consciente et inconsciente de notre créativité. La décision de ce que nous en ferons en revanche dépend du libre arbitre, de notre capacité à nous libérer de toute auto censure, et de combien cette substance artistique nous habite et nous anime. Plus nous sommes libre, plus la muse l’est aussi. La nourrir avec ce qui est beau n’est pas un privilège, les musées étant la richesse commune à chaque citoyen. La muse, le monde et le moi. Se dissocier du flux continu de la pensée des autres, pour ce concentrer dans cet espace de stockage et enfin pouvoir écouter ce que soi-même à a dire, nécessite un effort de solitude. Un moment de silence. Car notre cerveau, soumis au flux d’informations continu qui le nourri sans relâche a besoin de temps en temps de remettre de l’ordre dans les schémas qui se superposent. Face à l’ennui qui menace dans les zones de silence, le cerveaux réagit avec créativité. Les images et sons en continu de la télévision domestique à la radio en voiture dont le téléphone cellulaire assure le relais, constituent un environnement auquel on est habitué, on baigne dedans depuis notre réveil jusqu’à notre coucher occupant ainsi l’espace chronologique et n’en laissant rien à la créativité ou trop peu pour qu’elle s’exprime. Déjà au XIXème Thoreau nous alertait sur le phénomène trop rapide de son époque pour notre humanité archaïque en nous recommandant une reconnexion de nos sens avec la Nature, depuis lors rien ne semble avoir changé. Dans leur absence totale de tangibilité environnementale, cette omniprésence d’informations forme un ensemble de contenus de pensées qui ne naissent pas en nous mais nous parviennent. Musique et nouvelles locales, publicités et informations internationales, spots courts sur des sujets variés, nous pouvons parfaitement passer des jours sans avoir accès à notre propre pensée, sans utiliser notre raisonnement, sans accéder à notre libre arbitre. Lorsque l’on lit un texte, on se concentre sur les mots d’un autre, et pour le moment le livre est le seul médium qui exclut l’interruption publicitaire. Un exemple tout simple: je réalise qu’en baissant le son de la radio en voiture que ma pensée me revient et je déplore de ne pas avoir la possibilité d’écrire pendant la conduite. Ceci signifie que le vide laissé par l’absence de radio a été occupé par une pensée personnelle qui n’aurait pas existé si j’avais laissé le son ouvert. Ou alors elle aurait existé en parallèle dans une zone spatiale inaccessible, pour ressurgir à l’improviste plus tard. Dans ce moment de conscience, je réalise également que mon cerveau fait de matière contient un espace conceptuel qui ressemble à un ventre. À peine arrivée à destination cette pensée s’enfuit, elle n’était pas suffisamment importante pour être écrite, peut-être, mais elle fera partie d’un raisonnement à venir car souvent les idées et les schémas de la pensée se construisent par étapes. Il faut observer sa propre pensée comme on observe la Nature pour la comprendre, prendre conscience par la distance et l’analyse pour mieux ressentir. Je ne sais pas si je peux observer ma pensée comme j’observe la Nature ou un simple paysage, prendre assez de distance avec soi. Je perçois l’espace du paysage, la couleur et le phénomène de l’éloignement comme décrit dans les peintures de Leonardo, le poids de la terre sous mes pieds, la légèreté de l’air, les bruits, ne sont perceptibles que par l’analyse des informations reçues par mes sens. Mais est-ce que l’ensemble de ces observations se réunissent quelque part pour former une pensée? Où? Laquelle? J’ai tellement l’habitude de voir que j’en oublie parfois que ces observations délimitent ce qui est autour de moi, et que c’est moi que je perçois dans ce tout. Mes limites, le poids de mon corps qui ne tombe pas dans l’air, le bruit de ma vie et le tumulte de mes pensées, mon odeur, je tends les bras vers rien juste pour conquérir l’espace et voir mes mains dedans. Enfin j’entre concrètement dans le cadre de ma perception du monde. La muse c’est moi dans la Nature, moi qui m’écoute observer le monde. Elle se manifeste dans l’espace libre que j’ai construit pour le lui réserver, un alcôve rien qu’à elle loin de ce flux continu d’images et de sons de la vie quotidienne en société. Non je ne suis pas schizo, on est pas deux, je suis tout ça. Déjà Cocteau en admettant ne pas se soucier des informations de l’actualité car ce n’est pas le monde des poètes. Il avait exprimé avec ces quelques mots toute la complexité du monde et toute la simplicité de l’art: s’en isoler pour créer, la pensée du poète naissant dans un espace différent non pas de celui du commun mais différent de la société dans laquelle évolue le commun. Cet espace de grâce est le lieu de la muse, ce traitre qui vous dévoile à tous. Car une fois le langage utilisé, poésie ou plastique du verbe, l’artiste offre son travail à tous. Ainsi la créativité passant par le biais du langage livre une oeuvre à autrui, parfois ouvrant au sang le coeur de l’artiste qui offre à la critique quelque chose de profondément personnel dans un espace commun à tous: celui de la scène publique. L’oeuvre tangible appartient à quelqu’un mais sa consommation publique appartient à tous. Ce ne sont que de espaces conceptuels, rien de réel à part le tangible de l’oeuvre et de son langage dans l’espace d’exposition, car autant l’espace de la muse que celui du public sont des idées de l’esprit. Paradoxalement si la créativité donne naissance à l’oeuvre qui est expirée par le langage, il est difficile d’en situer la mort. Même si les fruiteurs de l’œuvre ne la consomment pas réellement, on peut considérer qu’ils la dévorent d’une certaine façon, ils s’en nourrissent sans pour autant la consommer. Peut être que l’oeuvre d’art est le seul produit de consommation que peut se transmettre sans être consommé. La mort d’une oeuvre est très difficile à concevoir. Surtout aujourd’hui avec les moyens techniques à disposition pour reconstruire virtuellement le moindre schéma, de reconstruire une statue digitale à partir de fragments incomplets, de reconstruire une ville avec les fondations et les descriptions écrites. Même une oeuvre fragmentaire poursuit son existence à travers ce qui reste, et on peut reconstruire, restaurer, imaginer la prothèse, et par cela faire rebondir une oeuvre dans une autre génération, dans un autre mouvement, un autre temps, dans un espace virtuel. Ce pourquoi la solitude de l’acte de création est primordial, fondamental, c’est parce que le partage se situe au delà de l’auteur, après et pas avant. Le moment de création doit être absolument incorruptible ni par le profit ni par la politique ni par quelque fantaisie que ce soit. La muse, le monde et moi, poussière d’étoiles, fragments de matière et de temps.


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